AHMED SEKOU TOURE

« Dis-moi oui, dis-moi non, dis-moi oui ou non », tel était, à la fin des années 1950, le titre d'une chanson composée par le griot guinéen Diély Mamadou Kandé et utilisée par Sékou Touré -en faveur évidemment du « non » -lors de la campagne du référendum du 28 septembre 1958. Le peuple guinéen vota « non » massivement à l'entrée dans la Communauté préconisée par la France du général de Gaulle et se prononça donc pour l'indépendance immédiate. Les relations de Conakry avec Paris en furent sérieusement altérées et certaines conséquences de ce choix historique se font encore sentir aujourd'hui.

Sékou Touré, l'homme qui a dit non!

 

Le « non » au référendum succédait à un affrontement verbal qui avait eu lieu le 25 août à Conakry entre de Gaule et le jeune et bouillant leader guinéen. Contrairement aux autres colonies visitées par le général, où les allocutions étaient prononcées dans le huis clos de la salle du Conseil territorial, celle de Sékou Touré était rediffusée par haut-parleurs à une foule enthousiaste de militants: « Nous ne renonçons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l'indépendance » ; « Il n'y a pas de dignité sans liberté: nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l'esclavage », telles sont les phrases clé de ce véhément discours.

 

Un de Gaulle las et incompréhensif lui répond que « l'indépendance est à la disposition de la Guinée, (mais) la France en tirera les conséquences ». L'homme du 18 juin 1940 et de la France Libre, l'homme qui lancera dix ans après sa visite à Conakry son fameux « Vive le Québec libre! », ne comprend pas le désir de liberté alors exprimé par le leader guinéen. Il faut dire que personne n'avait pris la précaution de lui en montrer le texte, ni de lui expliquer la personnalité de son auteur.

 

La Guinée sera indépendante le 2 octobre 1958. Sékou et son régime seront immédiatement et durablement « mis au coin » par la France officielle et sévèrement critiqués par plusieurs leaders africains (Félix Houphouët-Boigny surtout, et aussi Senghor), qui pourtant suivront son exemple deux ans plus tard, mais sans en supporter les conséquences négatives. Les cadres et la jeunesse africaine s'enthousiasment et portent Sékou Touré au pinacle, comme en témoignent les écrits d'Aimé Césaire, de Jacques Rabemananjara, de Mongo Beti et de bien d'autres. Nombre de progressistes (africains et même français) affluent en Guinée pour aider le jeune État et compenser le départ précipité des cadres français.

 

 

 

Né en 1922 à Faranah, apparenté par sa mère au légendaire Almamy Samory Touré, héros de la lutte contre les forces coloniales françaises, Ahmed Sékou Touré, après de modestes études primaires et professionnelles, devient commis aux écritures, puis agent des postes, enfin cadre du Trésor. Dès la fin de la guerre, en 1945, il participe à la création de syndicats liés à la CGT (Confédération générale du travail) française et y milite activement. Mais il se rend compte assez vite que les intérêts des Africains ne sont pas forcément les mêmes que ceux des métropolitains.

 

Il participe au Congrès de Bamako, où est fondé, en 1946, le Rassemblement démocratique africain (RDA), dont la section guinéenne, le Parti démocratique de Guinée (PDG), est créée l'année suivante ; Sékou Touré en devient en 1952 le secrétaire général et se lance en politique, en dépit des obstacles dressés par l'administration française et de la vive compétition d'autres mouvements guinéens. Il est conseiller territorial de Beyla en 1954, député à l'assemblée nationale française en 1956 (au sein du groupe RDA, apparenté au parti UDSR - Union démocratique et sociale de la Résistance - de François Mitterrand et Roland Dumas), maire de Conakry la même année. En 1957, il est vice-président du Conseil de gouvernement instauré par la loi-cadre Defferre, membre du Grand conseil de l'Afrique occidentale française à Dakar...

 

Avec vigueur, souvent avec rigueur, Sékou Touré imprima son empreinte sur la Guinée pendant plus de trente années révolutionnaires. Une révolution qu'il croyait, proclamait et voulait éternelle: aux heures les plus difficiles que connut son régime, il fut institué « Responsable suprême de la Révolution ».

 

Tiers-mondiste engagé

 

Sur le plan international, Sékou donne d'emblée la priorité à l'unité africaine[1], à l'appui aux mouvements de libération, à la lutte contre l'impérialisme et le néo-colonialisme, au non alignement. Son premier voyage après la proclamation de l'indépendance est pour le Ghana, indépendant depuis dix huit mois: cinq ans avant l'OUA, il proclame alors, avec Nkrumah, une Union des États Africains. Il prononce à l'Onu - en un français brillant - des discours véhéments: il assiste en particulier à la session de 1960 où sont adoptés les principaux textes sur la décolonisation.

 

Sékou Touré envoie encore un contingent de « casques bleus » au Congo ex-belge, où - contre les séparatistes comme Tshombé - il soutient Lumumba, dont l'assassinat le meurtrit. Tout comme l'affecteront plus tard les coups d'État qui éliminent les uns à près les autres ses amis politiques: Olympio au Togo, Ben Bella en Algérie, Nkrumah au Ghana, Modibo Keita au Mali.

 

De nombreuses figures du tiers-monde engagé (Ben Barka, Che Guevara, Nelson Mandela) passent dans la capitale guinéenne, où s'installent de nombreux mouvements de libération (GPRA algérien, OLP[2], PAIGC de la Guinée-Bissau, avec Amilcar Cabral), et divers opposants politiques (sénégalais, ivoiriens, camerounais, etc.). Il reçoit d'illustres visiteurs, surtout en provenance des pays non alignés et du tiers-monde (Tito, Sihanouk, Nasser, Soekarno, Castro, Kaddafi, Chou en Lai...), mais aussi des Occidentaux (le président d'Allemagne fédérale Lübke).

 

Le leader guinéen stigmatise les regroupements régionaux qui se substituent à la Communauté française évanescente, comme l'Ocam (Organisation commune africaine et margache, qu'il rebaptise « Organisation commune des africains menteurs ») ou l'Union africaine et malgache (UAM). Il accuse de toutes les manigances hostiles Jacques Foccart, conseiller aux affaires africaines du général de Gaulle puis de Georges Pompidou[3]. Tout en se reconnaissant comme d'expression française, il récuse longtemps la francophonie, comme instrument néocolonialiste[4]. Il est l'un des plus ardents promoteurs de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), dont il signe la Charte en 1963 à Addis Abeba, et dont le premier secrétaire général sera, pendant près d'une décennie, le Guinéen Diallo Telli[5].

 

Sekou Touré s'appuie essentiellement sur les pays du « bloc » socialiste et progressiste (Union soviétique, Europe de l'Est, Yougoslavie, République populaire de Chine, Corée du Nord, Cuba), dont l'aide, souvent importante en volume, est loin d'être toujours adaptée aux conditions locales et aux habitudes de la population. Il ne renonce pas pour autant aux investissements occidentaux (l'exploitation de la bauxite, dont la Guinée possède les 2/3 des réserves mondiales, est assurée sur deux sites par des sociétés occidentales, et dans un troisième par l'URSS) et à l'aide alimentaire américaine.

 

Ses relations avec Washington, qui ont connu quelques soubresauts, essentiellement verbaux, n'ont jamais été interrompues ; dès 1959, Sékou a été reçu à Washington par Eisenhower, ultérieurement par Kennedy et presque tous leurs successeurs. L'Allemagne fédérale, où il se rend dès 1959 en visite officielle, est également l'un des meilleurs partenaires de la Guinée, en dépit des efforts de la République démocratique allemande, présente et active elle aussi dès 1958. Les efforts déployés par cette dernière pour être reconnue diplomatiquement finiront par aboutir peu avant le débarquement portugais de novembre 1970: la RFA ayant été accusée d'être impliquée dans cette tentative, les relations seront interrompues jusqu'à la normalisation de 1974, à la suite de quoi les deux Allemagne coexisteront en Guinée jusqu'à la réunification.

 

La normalisation avec Paris

 

Sékou Touré, qui n'avait sans doute pas cru en une réaction aussi drastique et durable du général de Gaulle, n'a en réalité jamais, en son for intérieur, renoncé à une réconciliation avec Paris (ce n'était pas l'avis de certains de ses proches). Des relations diplomatiques détestables ont perduré jusqu'en 1965 et quelques accords de coopération ont été signés, mais la Guinée a quitté la zone Franc en 1960 ; la plupart des sociétés françaises ont été nationalisées, des Français inquiétés, arrêtés ou expulsés ; les échanges commerciaux se sont fortement réduits, les pensions des anciens combattants guinéens de l'armée française (ils étaient plus de 20 000) ont cessé d'être payées par le Trésor français.

 

Sékou soutient l'indépendance de l'Algérie, condamne les essais nucléaires français au Sahara, vitupère contre les activités des exilés guinéens[6]. Quelques rares tentatives pour renouer avec Paris échouèrent ou se heurtèrent à des fins de non recevoir. Parallèlement, les relations de la Guinée avec ses voisins (le Sénégal de Senghor, la Côte-d'Ivoire d'Houphouët-Boigny, ou encore le Ghana après le renversement de Nkrumah) se dégradent. Sékou ne quittera plus son pays pendant près de dix ans.

 

Il ne recommencera à se déplacer qu'après la reprise des relations avec la France et le lancement de ce que Sékou appellera l'« offensive diplomatique ». Il faudra attendre les bons offices des Nations unies, en 1974-75, et l'élection en France du président Valéry Giscard d'Estaing pour que la normalisation intervienne, le 14 juillet 1975, en même temps que la libération d'une vingtaine de détenus politiques français.

 

Le climat nouveau se traduit par le démarrage d'une politique de coopération, par de nombreux contrats et investissements (en un an, la France redevient le premier partenaire commercial du pays), par la longue visite d'État du président Giscard d'Estaing en Guinée, en 1978, et par les deux visites de Sékou Touré en France: en 1982, pour une visite bilatérale où il est désormais accueilli par François Mitterrand[7], et l'année suivante pour participer, aux côtés d'Houphouët-Boigny et en « co-doyen » de la famille franco-africaine, à la conférence de Vittel.

 

Auparavant, en 1978, lors d'une réunion tenue à Monrovia sous l'égide des présidents Tolbert du Liberia et Eyadéma du Togo, avec le plein appui de la France et de l'OUA, ont eu lieu les retrouvailles - cette fois pour de bon-entre Ahmed Sékou Touré, Félix Houphouët-Boigny et Léopold Sedar Senghor.

 

Désormais, Sékou voyage intensément, assiste à tous les sommets de l'OUA comme à ceux des non-alignés[8], mène une politique active dans les pays arabes, devient vice-président du comité Al Qods (Jérusalem), fait entrer la Guinée dans l'Organisation de la conférence islamique (pratiquant plus assidu que par le passé, il fait le pèlerinage de La Mecque), effectue au nom de celle-ci une tentative de médiation dans le conflit entre l'Irak et l'Iran. En Afrique, il s'efforce de favoriser des solutions au différend entre le Mali et le Burkina-Faso, au problème du Tchad, à la question du Sahara occidental (dans laquelle il appuie les positions marocaines, au grand dam de l'Algérie qui en prend ombrage).

 

Parallèlement, il prend quelques distances vis-à-vis de Moscou ; ainsi, il met fin aux facilités accordées aux avions d'observation de l'armée de l'air soviétique, qui pouvaient jusque là contrôler à partir de Conakry l'espace aérien de l'Atlantique-sud. De même, s'il autorise le transit par la Guinée des renforts cubains qui viennent en Angola soutenir le régime d'Agostinho Neto, il refuse la même requête au « progressiste » Mengistu d'Éthiopie dans sa lutte contre la sécession érythréenne.

 

En 1984, le sommet du 20ème anniversaire de l'OUA devait se tenir à Conakry, et il était question que la Guinée prenne deux ans plus tard la présidence du Mouvement des non-alignés. Le destin devait en décider autrement.

 

Le parti-État

 

Sur le plan intérieur, les difficultés quotidiennes et les oppositions grandissantes amènent une radicalisation croissante du régime (notamment après 1964, lorsque une loi-cadre instaura une « révolution culturelle »), l'exil de nombreux cadres et la multiplication de complots[9]- le tout entraînant une répression de plus en plus sévère, dont le camp Boiro de Conakry devient le tragique symbole.

 

Le Parti démocratique de Guinée (PDG), parti unique qualifié de « parti-État », était étroitement plaqué sur l'ensemble des structures du pays: quelles que fussent la tiédeur naturelle ou les réserves de certains, il permettait de mobiliser en un temps record, dans les grandes occasions, des foules entières de militants et de militantes vêtus de blanc (la tenue blanche lors des manifestations officielles fut rendue obligatoire en 1972). L'adhésion était obligatoire dès l'âge de 7 ans. Les rouages du PDG (Congrès et Conseil national de la Révolution, instances régionales et locales) fonctionnaient en parallèle avec l'État, avec les 33 régions administratives, les 320 arrondissements et les 2 500 Pouvoirs révolutionnaires locaux (PRL, correspondant aux anciennes communes ou quartiers de villes).

 

Le chef de l'État était également secrétaire général du parti ; les ministres étaient tous membres soit du Bureau politique national, soit du Comité central, et les gouverneurs de régions étaient flanqués d'un secrétaire fédéral du parti. L'armée et la police étaient doublées d'une milice populaire.

 

La totalité de la vie publique en Guinée était modelée par la pensée de Sékou Touré. Celui-ci l'exprimait le plus souvent dans des discours prononcés (en français le plus souvent, plus rarement en langues nationales) lors de grandes manifestations de masse. Parfois écrits à l'avance, mais fréquemment improvisés, ces discours pouvaient durer jusqu'à quatre ou cinq heures ; l'orateur commençait en général de manière sourde, avec un débit assez lent, puis le volume s'élevait, le rythme s'accélérait, les formules jaillissaient sans que jamais, malgré d'innombrables incidentes, le fil du raisonnement soit abandonné et la finalité du propos oubliée.

 

Mais Sékou affectionnait aussi les réunions plus restreintes de cadres, qu'il fustigeait pour leurs manquements et devant lesquels il définissait interminablement les lignes directrices de l'action à venir, entrant parfois dans les détails d'exécution les plus minutieux, cependant que les auditeurs prenaient force notes. Il privilégiait également les rencontres avec les étudiants, devant lesquels il se livrait à un véritable travail pédagogique, refaisant le monde, l'Afrique et la Guinée à sa manière. Les jeunes auditeurs buvaient ses paroles, posaient des questions, notaient les réponses, sachant de plus qu'ils seraient interrogés et notés sur leur bonne connaissance de la pensée du « Responsable suprême de la révolution ». Depuis la révolution culturelle, l'enseignement était largement idéologisé, les établissements étant eux-mêmes devenus des Centres d'enseignement révolutionnaires (CER).

 

Revendications collectives

 

Admirablement informé par un réseau de fidèles répartis sur tout le territoire, le président recevait, à Conakry et lors de ses déplacements, de nombreux citoyens venus, seuls ou en délégation, lui soumettre leurs doléances ou critiques. Rien n'était plus facile: chaque soir, des dizaines de personnes envahissaient sans protocole le grand salon de l'ancien palais du gouverneur, devenu résidence et bureau présidentiels. Le contrôle était vigilant mais débonnaire ; le président voyait tout le monde ou presque, s'efforçant de comprendre et, si possible, de résoudre les cas qui lui étaient présentés. Intransigeant en ce qui concerne les grands principes révolutionnaires, Sékou Touré était ouvert à la discussion et nombre de décisions, y compris les siennes, furent réformées ou amendées à la suite de tels contacts avec la base. Si certains étaient paralysés de crainte en sa présence, beaucoup défendaient leurs requêtes avec véhémence.

 

Parfois même, la revendication prenait une forme collective qui échappait aux canaux de transmission du parti. Il en fut ainsi des manifestations d'étudiants mécontents des affectations d'office dans les régions lointaines ou hostiles à l'instauration de l'« université à la campagne », qui leur faisait passer une année entière aux travaux des champs. De même les manifestations des femmes et des marchandes des marchés de Conakry, en août 1977, amenèrent Sékou Touré (jusque là assuré du soutien indéfectible des femmes, regroupées en une Union des femmes révolutionnaires de Guinée[10]) à satisfaire leurs revendications en supprimant la police économique-corrompue et répressive -, en instaurant l'autogestion des marchés et en renonçant à l'interdiction du commerce privé: cette dernière décision, édictée en 1975, n'avait eu d'autre effet que de provoquer la méfiance des producteurs et de favoriser une fraude intense, qui tout à la fois suscitait la pénurie et la palliait ...

 

L'une des formes les plus réussies de l'instrumentalisation de la sensibilité populaire en faveur du régime était l'appui constant donné à la vie culturelle. Certes, de nombreux écrivains ou poètes s'étaient exilés, les productions dramaturgiques étaient le plus souvent fastidieuses et idéologiquement lourdes. En revanche, les chanteurs et musiciens, les griots, les orchestres et ensembles instrumentaux, les groupes de danse et de ballets étaient de tout premier plan.

 

Ils se produisaient régulièrement au Palais du Peuple (construit par les Chinois) lors de brillantes soirées artistiques données à l'occasion d'événements nationaux ou de visites officielles étrangères. De nouvelles formations étaient sélectionnées lors de concours régionaux ou nationaux tenus régulièrement. Bien entendu, les thèmes devaient être plus ou moins révolutionnaires ou « progressistes » ; mais ils étaient, le plus souvent, intelligemment adaptés d'anciens thèmes traditionnels.

 

Comme un château de cartes

 

Sékou Touré disparut subitement, comme un simple mortel, des suites d'une banale opération cardiaque aux États-Unis, le 24 mars 1984. Quelques jours après ses obsèques, en dépit des dispositions constitutionnelles et nonobstant les intrigues familiales, l'armée guinéenne prit le pouvoir, instaura la deuxième République, ouvrit les portes des prisons, proclama des intentions libérales et démocratiques. Accueilli par la population avec des transports de joie et d'espoir, le nouveau régime fustigea l'ancien, dont les manifestations disparurent en un instant: arrachés les portraits officiels, effacés les slogans, supprimé le parti-État, abandonnées les structures anciennes, interdite l'idéologie, oubliée la Révolution. En quelques heures, tout l'appareil que l'on croyait installé à jamais s'était effondré comme un château de cartes.

 

Au milieu des projets de réforme et des plans de développement, le bilan de Sékou Touré fut qualifié de désastreux dans tous les domaines ; ses parents et les principaux dignitaires furent emprisonnés, certains d'entre eux exécutés. Un bon nombre de Guinéens, beaucoup d'exilés pleins d'espérance condamnèrent jusqu'au souvenir de Sékou Touré.

 

Vingt années après sa disparition, son nom peut de nouveau être évoqué sans trop de passion. Certes, les horreurs du camp Boiro, où souffrirent et périrent au nom de la révolution des milliers de prisonniers politiques, ne sont pas oubliées ; les échecs économiques du régime ne sont pas contestés, mais ses portraits se vendent au marché, des tracts circulent, le nouveau palais présidentiel s'est vu donner par l'actuel président Lansana Conté l'appellation de « Chez Sékou Touré » - ce qui a provoqué quelques mouvements divers parmi les participants à la cérémonie d'inauguration ; un parti politique défend son souvenir, son action et son programme, une fondation porte son nom. Fin 2002, il a été réhabilité et ses biens restitués à sa famille ; sa veuve réside de nouveau dans la capitale guinéenne. Paradoxe donc, et cycle de la mémoire historique: le bâtisseur meurt haï et ressuscite aussitôt, idéalisé.

 

Que retiendront de cette période charnière les contemporains de Sékou Touré et les jeunes Guinéens d'aujourd'hui? De son vivant déjà, thuriféraires et détracteurs s'opposaient vivement. La population elle-même, y compris des cadres importants du parti, pratiquait souvent le double langage: tout en lançant avec un enthousiasme apparent les slogans révolutionnaires[11], beaucoup, en petit comité, exprimaient leurs réserves et leurs craintes. Les affirmations les plus contradictoires avaient cours à son sujet. Même après sa mort, certains affirment que sa dépouille n'est pas inhumée dans le mausolée de Conakry: mythe parfait du héros dont le cadavre a disparu, transformant la tombe en cénotaphe et lui conférant le supplément charismatique qui n'appartient qu'aux dieux'

 

Un personnage contradictoire

 

De toutes manières, Sékou Touré était à tous égards un personnage contradictoire, adulé et abhorré, sorte de héros fondateur partagé de son vivant entre l'amour idolâtre et la haine des peuples, pour être englouti dans une destruction posthume d'où il renaîtra plus tard.

 

L'ambivalence est partout chez cet homme aux deux visages: dictateur sanguinaire qui a poussé la délation, la torture et la répression jusqu'à en faire un système de gouvernement, et en même temps sentimental fidèle à ses amis et touché par les sentiments qu'on lui portait ; terrorisant certains de ses visiteurs par la sévérité de son regard et la brutalité de ses propos, en séduisant d'autres par le charme de son sourire, l'agrément de sa conversation et la délicatesse de ses attentions ; marxiste convaincu selon les uns, musulman fidèle et pratiquant, selon les autres. Tout en combattant des superstitions qu'il qualifiait de « mystificatrices », il n'a jamais cessé de recourir aux plus terribles pratiques de la sorcellerie africaine et n'a pas répugné aux sacrifices. Dénonçant les mythes comme rétrogrades, il s'est lui-même constitué en mythe. Tout en haïssant la France, il ne s'est jamais consolé de la rupture avec Paris.

 

Ainsi, Sékou Touré, malgré ses excès, ou peut-être même à cause d'eux, s'est admirablement coulé dans la lignée des grandes figures charismatiques de son pays et de son continent. Ses ambivalences sont celles de son peuple, qu'il ne subjuguait à ce point que parce qu'il le connaissait, le reflétait, le « possédait » profondément. Ne le qualifiait-on pas parfois d'« homme-peuple »?

 

Un jour que j'étais assis à ses côtés alors qu'il conduisait lui-même - comme il aimait à le faire- sa voiture à travers les quartiers populeux de Conakry, tout en agitant son éternel mouchoir blanc, il m'avait dit avec une certaine tristesse mais comme une évidence, constatant que les applaudissements et vivats émanaient surtout des petits garçons et des fillettes qui couraient autour de nous: « Au fond, dans ce pays, il n'y a que les enfants qui m'aiment ».

 

Près d'un demi-siècle après le « non » fondateur et vingt ans après la disparition de Sékou Touré, la Guinée est toujours dirigée par le président Lansana Conté qui, à la mort de l'ancien président en 1984, a pris le pouvoir à la tête de l'armée. Le nouveau régime, celui de la deuxième République, a certes commencé à se libéraliser, à se transformer et à progresser, mais pas aussi vite et pas autant que ses amis l'eussent voulu.

 

Certaines pesanteurs du passé, des ostracismes néfastes, le goût de l'intrigue et de la rumeur, l'habitude du népotisme et de la corruption grande ou petite, la persistance d'attitudes particularistes et d'ambitions personnelles, la dispersion et les contradictions de l'opposition, certaines réserves aussi de partenaires étrangers de même que les sanctions instaurées -suite au silence trop longtemps opposé aux exigences de « bonne gouvernance » des institutions européennes ou internationales -, tout cela fait que le développement tant promis, tant espéré, n'est toujours pas au rendez-vous. De plus, la Guinée, qui a beaucoup souffert des événements tragiques survenus chez ses voisins et a participé à des opérations de maintien de la paix, a accueilli sur son sol de très nombreux réfugiés et dû faire face à nombre d'exactions importées.

 

Il reste au peuple de Guinée lui-même, lorsqu'il parviendra à faire taire en lui les voix de la discorde et à dépasser la désunion, à s'attaquer d'un commun accord à la seule querelle qui vaille, celle du progrès économique, social et culturel du pays, dans le respect de la liberté et des capacités de chacun.


 

[1]. Sekou Touré avait été de ceux qui, en compagnie d'ailleurs de Senghor, avaient préconisé, sans être suivis, le maintien de structures fédérales, comme l'étaient l'Afrique occidentale et équatoriale française (AOF et AEF), contrairement à Houphouët-Boigny qui, peu désireux de partager les ressources ivoiriennes avec d'autres territoires moins bien pourvus -et aussi de voir la Côte d'Ivoire dirigée par des non-Ivoiriens depuis la capitale fédérale Dakar -, s'était prononcé pour une autonomie, puis une indépendance séparée des anciennes colonies. Cette « balkanisation » de l'Afrique francophone avait d'ailleurs été perpétuée par la loi-cadre Defferre de 1956 (chaque colonie avait son Conseil de gouvernement, dont les membres allaient dans la plupart des cas diriger les futurs États). La Constitution de 1958 et le projet de Communauté consacraient eux aussi le statut territorial antérieur. Quant au référendum du 28 septembre 1958, il était lui aussi organisé colonie par colonie ; le vote eut-il été mené au sein des fédérations, le « non » des Guinéens eut alors été noyé dans la masse des « oui » des autres territoires.

 

[2]. Son appui déterminé à la cause palestinienne ne l'empêche pas d'entretenir jusqu'en 1967 d'excellentes relations avec Israël, et Golda Meïr visite Conakry. Il était disposé à les rétablir au moment de sa disparition en 1984, ce que son successeur n'a jamais cru pouvoir faire. De ce fait, la Guinée actuelle est l'un des rares pays africains à ne pas avoir de relations diplomatiques avec Tel Aviv.

 

[3]. Sekou Touré invitera pourtant Foccart à Conakry en 1983. Les deux hommes passeront de longues heures à se parler et à s'expliquer. Ce premier entretien improbable devait être suivi d'autres, mais la mort de Sékou l'année suivante en décida autrement. Jacques Foccart en parle de manière détaillée dans ses Mémoires.

 

[4]. Le français continuera à être langue officielle et langue d'enseignement, même après le départ des professeurs français, remplacés par des enseignants à la francophonie parfois rudimentaire. Dans les années 1960, l'enseignement en langues nationales sera instauré et préconisé. Mais la mise en pratique de cette mesure sera lente, handicapée par l'absence d'enseignants et de matériels pédagogiques suffisants.

 

[5]. Diallo Telli sera aussi l'une des plus illustres victimes de Sékou. N'ayant pas été réélu à l'OUA en 1972, il revient dans son pays où il est nommé ministre de la justice. Il sera arrêté en juillet 1976, accusé d'être l'un des responsables d'un complot peul dont la répression sera terrible et largement « ethnique » ; il mourra de la «diète noire » (privé de boisson et de nourriture) au camp Boiro en mars 1977. Une fondation animée par sa famille oeuvre aujourd'hui pour perpétuer son action et son nom. Voir aussi André Lewin, Diallo Telli, le destin tragique d'un grand Africain (Jeune-Afrique-Livres, Paris, 1990).

 

[6]. De nombreux Guinéens se sont exilés, surtout au Sénégal et en Côte-d'Ivoire, parfois en France, surtout parmi les cadres, en particulier lorsque le régime a pratiqué la collectivisation, a interdit le commerce privé et s'est radicalisé. Plusieurs centaines de milliers de Guinéens travaillaient déjà dans les colonies voisines avant l'indépendance. Mais l'exil pour des raisons politiques ou économiques a dû tripler l'effectif de ces communautés, qui ont atteint près de 2 millions de personnes.

 

[7]. Alors que les deux hommes étaient liés d'amitié depuis l'Assemblée nationale et leur commune attitude critique envers le général de Gaulle (François Mitterrand s'est d'ailleurs rendu trois fois en Guinée pendant la période de rupture), une très vive tension a éclaté lorsqu'en 1977, Sékou Touré a violemment attaqué le parti socialiste français et François Mitterrand à propos de leurs critiques sur les droits de l'homme en Guinée. La réconciliation, lente et difficile, ne se concrétisa que lors du voyage de Sékou en France en 1982. À cette occasion, le leader guinéen rendit hommage au général de Gaulle pour avoir permis à la Guinée d'accéder à l'indépendance en faisant l'économie d'une guerre.

 

[8]. Au sommet de La Havane, en 1979, Sékou Touré se range du côté de ceux qui veulent un retour au « non alignement authentique », et non pas un mouvement systématiquement proche des positions soviétiques.

 

[9]. Les complots, internes ou externes, ont été plus réels qu'on le présente parfois, mais leur répression a souvent frappé des innocents, notamment des personnalités proches de Sékou, voire des amis de longue date, qui ont été ainsi éliminés par d'autres familiers du leader guinéen pour satisfaire des ambitions ou régler des inimitiés personnelles: Sékou Touré l'a lui-même admis devant l'auteur. Les principaux complots ont été le complot pro-français en 1960, celui des enseignants en 1961 (qui entraîna l'implication de certains Soviétiques et le départ de l'ambassadeur de l'URSS), le complot des commerçants (dit aussi « Petit-Touré ») en 1965, le complot des militaires en 1969, le complot peul en 1976. L'épisode le plus important fut la tentative de débarquement à Conakry, organisée le 22 novembre 1970 par des forces portugaises venues de Guinée-Bissau. L'objectif était de libérer des militaires portugais faits prisonniers lors de la lutte avec les combattants du PAIGC, ce qui réussit ; les envahisseurs étaient accompagnés d'exilés guinéens venus pour renverser le régime de Sékou Touré, ce qui échoua.

 

[10]. De multiples mouvements et instances avaient pour mission de regrouper les Guinéens sous l'égide du Parti, notamment la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG), organisée à l'échelon national, régional et local, ainsi que dans chaque entreprise industrielle ou minière, au sein des Comités d'unité de production (CUP). Par ailleurs la Jeunesse de la révolution démocratique africaine (JRDA) oeuvrait au sein du mouvement des Pionniers, des écoles, des entreprises, des équipes sportives, participant à des actions de production ou à des activités culturelles, etc.

 

[11]. Quelques exemples de ces slogans: « Prêt pour la Révolution! » ; « Pour l'Afrique... Prêt! » ; « L'impérialisme... à bas! », « Le colonialisme... à bas! » ; « Honneur... au peuple! » ; «Gloire... au peuple! » ; « Victoire... au peuple!» ; « Pouvoir... au peuple! », etc. La lancinante série était scandée par le président, auquel les militants répondaient ; elle se terminait inévitablement par un vibrant « Vive le président Ahmed Sékou Touré!», lancé par une responsable féminine au son des tamtam.

 

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* Ancien ambassadeur de France en Guinée (1975-1979), président-fondateur de l'Association d'amitié France-Guinée

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